S’il est une chose à laquelle je ne m’attendais pas à être confronté en me rendant en Terre Adélie, c’est bien au tourisme de masse. Pourtant, le 21 Février 2023, tôt le matin, c’est avec tristesse que j’ai aperçu le navire français, qui restera toute la journée à proximité immédiate de la station. Une visite qui soulève pour moi beaucoup de questions, et qui fera l’objet de nombreuses discussions ici, entre invité.e.s de l’Antarctique. Après un temps de maturation, je vous partage ici quelques cheminements de pensée ….
En préambule, il me faut évidemment préciser que je ne suis expert ni des enjeux de l’Antarctique, ni de l’impact du tourisme sur celle-ci, ni même du Droit qui régit ces lieux. Aussi, c’est à titre purement personnel que je m’exprime et cet article n’engage aucunement l’Institut polaire français qui m’emploie pour réaliser une mission scientifique en Terre Adélie, ni les Terres Australes et Antarctiques Françaises, qui administrent ces lieux. Cet article est le fruit d’une réflexion personnelle sur le sujet, et d’un petit travail bibliographique. L’intention de cet article reste davantage de vous amener avec moi dans mes raisonnements, plutôt que de figer une opposition frontale au tourisme Antarctique.
Avant de commencer, il me faut aussi préciser un peu mieux d’où je parle, pour celles et ceux pour qui cet article serait le premier lu de mon blog. En tant que scientifique, j’ai été envoyé pour une année complète en Antarctique, sur la station Dumont d’Urville, afin d’étudier les processus physico-chimiques en stratosphère. Après 5 mois en Terre Adélie au moment où j’écris ces lignes, j’habite les lieux avec beaucoup d’amour, d’admiration et d’émerveillement pour la nature qui m’entoure. Ma conscience écologique s’en trouve renforcée, et c’est paradoxalement là où l’impact des activités humaines est géographiquement parmi les plus faibles qu’il se voit le plus. Là où toute pollution est devenue banale, et se fond bien volontiers dans le paysage de métropole, ici, chaque construction ou déchet humain fait tache, et je ne compte plus le nombre de mes photos de paysages qui me déplaisent, car un hauban ou câble électrique vient troubler le caractère naturel du cliché. Outre l’aspect visuel déplaisant, on ne peut nier l’impact de ces constructions humaines sur la faune. Il en résulte que, très vite, l’attachement au lieu, et le fait d’en être les seuls habitant.e.s, me fait ressentir une grande responsabilité, comme si c’est à nous qu’appartient le sort de ces lieux, au moins pour l’année à venir. Et l’idée même que la faune puisse souffrir d’une négligence de ma part me rend malade.
En habitant l’Antarctique pour une année complète, j’ai pleine conscience d’être quelqu’un de privilégié. Pourtant, c’est dans un cadre bien spécifique que j’y suis envoyé, comme l’ensemble de mes collègues ici. L’Antarctique est un territoire spécial, régi par un Droit très spécifique. C’est dans ce cadre que nous évoluons, dans une terre « consacrée à la paix et à la science ». Chacun et chacune est formé.e à la manière d’habiter ces lieux, afin de limiter notre impact sur l’environnement et la faune locale. Pourtant, il est évident que nos activités, bien que limitées et contrôlées, ont un impact. Elles font l’objet d’un compromis – permettre la science pour mieux connaître le territoire et sa faune, afin de mieux les protéger, quitte à avoir une légère influence – sans néanmoins oublier la démarche d’amélioration continue visant à réduire davantage notre impact.
Protocole au Traité sur l’Antarctique relatif à la protection de l’environnement en Antarctique
Article 2 – Objectif et désignation
Les Parties s’engagent à assurer la protection globale de l’environnement en Antarctique et des écosystèmes dépendants et associés. Elles conviennent, par le présent Protocole, de désigner l’Antarctique comme réserve naturelle, consacrée à la paix et à la science.
Après ce petit aparté sur le Droit de l’Antarctique, présentons notre visiteur : le Commandant Charcot est le brise glace emblématique de la compagnie du Ponant. Il accueille jusqu’à 245 passagers pour 215 membres d’équipage, dans un navire flambant neuf, lancé en 2021. Capable de sillonner l’océan glacial Arctique jusqu’au pôle Nord, comme l’océan Antarctique, en se frayant un passage entre les iceberg, et en brisant la glace de mer, il propose, si l’on se balade sur leur site web, un voyage de luxe dans des terres immaculées. Il nous a rendu visite le 21 Février dernier sans pouvoir débarquer de passagers sur la station : l’autorisation leur ayant été refusée par les autorités françaises compétentes. Si on ne peut nier l’effort réalisé par la compagnie pour limiter son impact, en construisant un bateau relativement peu émissif, il reste pour moi un paradoxe insoluble :
Comment peut-on amener des touristes pour leur donner à voir un territoire sensible et en danger, et contribuer par la même à le détruire ?
Si l’on ne parle qu’émissions de gaz à effet de serre, une croisière comme celle que nos visiteurs réalisaient, en reliant la Nouvelle-Zélande au Chili, en longeant l’Antarctique, représente à coup sûr, en ordre de grandeur, une dizaine de tonnes de CO2 par passager, sans parler de l’acheminement jusqu’à la Nouvelle-Zélande et depuis l’Amérique du Sud. En moins d’un mois de croisière, c’est donc l’empreinte moyenne d’un français qui est émise par passager. Qu’advient-il des autres mois de l’année ? Si l’on peut imaginer que pour quelques passagers, c’est le rêve d’une vie qui se réalise, et qu’ils ont économisé de longues années pour y parvenir, pour la plupart, le mode de vie est potentiellement assez émissif. En effet, avec un billet au prix plancher de 38 000 €, les voyageurs font partie des classes socio-économiques supérieures. La corrélation entre empreinte carbone et niveau de richesse me pousse donc à dire que ces personnes émettent plus que la moyenne. En rappelant l’objectif de 2 tonnes de CO2 par habitant de la planète d’ici 2050 pour tenir les Accords de Paris, et en acceptant qu’il faut décroître en émissions d’ici là, ce voyage est incompatible des objectifs, et inadapté aux enjeux, quand bien même le Ponant vend une image assez éco-responsable et exemplaire du tourisme sur son site web.
Quant à l’impact sur la biodiversité, nombreuses sont les photos de touristes en péninsule antarctique, arrivés par croisière, qui font des selfies avec les espèces endémiques, les approchant à quelques centimètres parfois, ou se retrouvant au cœur d’une colonie de manchots. Je n’ai pas trouvé d’étude d’impact de ce tourisme sur les espèces, et, quand je vois la difficulté de tirer des conclusions scientifiques ici quand on étudie des phénomènes aussi complexes sur des êtres vivants, j’imagine qu’une telle étude sur un sujet aussi récent que le tourisme de masse en Antarctique serait assez difficile à mener. Néanmoins, quand je vois les précautions qui sont prises par les scientifiques pour approcher et manipuler les animaux, et le fait que les protocoles doivent validés par un comité d’éthique, je me dis que même une dizaine de touristes qui débarquent dans une colonie de manchots n’aura qu’un impact négatif, sur des espèces déjà fragiles, et protégées pour cette même raison. D’ailleurs, sans parler de tourisme, les études d’impact montrent qu’approcher un manchot génère chez lui un stress qui est mesurable, et nuisible à l’animal* (augmentation de la température corporelle, dépense énergétique supplémentaire). Enfin, en supposant que des consignes très strictes soient données aux touristes au sujet de l’approche des animaux ; pour que ces consignes soient respectées, il faudra nécessairement mettre en place un contrôle, tel que le propose la France aux membres du Traité sur l’Antarctique. Ce contrôle sera-t-il systématique et accepté par tous les Etats ? Y aura-t-il des observateurs qualifiés sur chaque croisière ? C’est à mon sens strictement nécessaire, et je ne sais dire si cela serait suffisant pour rendre nul ou négligeable l’impact d’un tel tourisme.
L’argument selon lequel les croisièristes seraient ensuite les éco-ambassadeurs des pôles est pour moi irrecevable. En effet, toujours selon moi, cette parole est à donner aux scientifiques, qui récoltent des données sur des dizaines d’années pour en tirer des tendances, et non sur l’observation très subjective de quelque touriste. Je crois même que l’un des plus grands dangers à amener des visiteurs dans des territoires aussi éloignés et donc propices à l’émerveillement, ait exactement l’effet opposé : en rentrant, je crois que c’est le rêve, l’envie, et la volonté d’y aller à son tour, qu’ils susciteront à leur entourage. Et c’est ainsi qu’on rentrerait dans un tourisme de masse, comme il a déjà lieu en péninsule Antarctique. Évidemment, ce rêve et cet émerveillement, je le porte et le suscite aussi, que ce soit avec ce blog, ma correspondance avec une école élémentaire, ou quand je raconterai mon voyage à mon retour. En étant au contact des scientifiques, en parlant moi-même leur langage, et en vivant l’Antarctique sur le temps long, et non sur une escale de 24h, j’essaye de porter un vrai message de responsabilité. Notre présence ici est légitimée par la production scientifique, qui a de vraies implications sur la compréhension profonde des enjeux planétaires de préservation du climat et du vivant, et nous veillons énormément à notre impact. C’est le message que j’essaye modestement de porter dans mes articles, notamment ma rencontre avec les manchots, et les phoques. A titre personnel, je doute qu’un tourisme de masse permette ce recul et ce contrôle sur le message qui est porté par la plupart des voyageurs à leur retour.
Aujourd’hui, nous n’avons rencontré qu’un seul navire, sans doute l’un des plus exemplaires d’entre eux, qui venait pour la première fois visiter nos côtes et la faune qui s’y trouve. Qu’adviendra-t-il dans 5 à 10 ans, si l’engouement continue de croître, et que ce n’est plus une, mais 5 compagnies qui se partagent le marché, avec plusieurs navires et plusieurs croisières par an ? Seront-elles toutes aussi scrupuleuses sur la limitation de leur impact ? Et même si c’était le cas, l’impact sur la biodiversité ne commencerait-il pas à être mesurable ? L’inconvénient majeur avec les dynamiques de populations, c’est que ce sont des systèmes très complexes, sous forme de réseaux s’influençant les uns les autres, avec des phénomènes très non-linéaires, et bourrés d’effets de seuils. Cela rend difficile la prédiction de la réponse des systèmes à un nouveau facteur tel que le tourisme de masse. Autrement dit, a-t-on envie de tester, de fermer les yeux, et de pleurer quand il sera trop tard et que les déclins de population seront enclenchés et potentiellement irréversibles ?
Politiquement, il me semble assez difficile d’interdire et de rogner sur des libertés acquises (ce qui est à mon sens assez compréhensible). Aussi, avant que cette liberté de voyager dans ces terres protégées ne soit considérée comme acquise, ne devrait-on pas être raisonnable et s’arrêter là ? Tout ce qui peut être fait doit-il nécessairement être réalisé ? Doit-on sans cesse repousser les limites, de sorte qu’un voyage sur l’un des 5 continents devienne si banal qu’il faille visiter le dernier d’entre eux encore à peu près préservé de notre impact ? C’est bien la voix que semble porter la France au niveau internationale, néanmoins, tous les Etats, encouragés par les lobbyistes du tourisme, ne sont pas de cet avis, et le développement économique pourrait prendre le pas sur la protection de l’environnement.
A titre personnel, cette visite m’a particulièrement touché et impacté, tout comme les lettres des quelques ancien.e.s hivernant.e.s à bord, ému.e.s de revoir une terre qu’ils ont habité.e.s toute une année. Qui pourrait leur en vouloir ? Et c’est là toute la complexité du sujet, qui est plein d’émotions et de subtilités. Avec mes questions, je n’ai fait qu’effleurer le sujet. Mon avis personnel semble clair, je suis opposé à ce type de tourisme en Antarctique, parce que je le trouve incompatible des enjeux écologiques, et qu’il possède un potentiel de destruction – de la faune notamment – qui est à mon sens trop important pour qu’on prenne le risque, d’autant plus quand la finalité reste le divertissement de quelques privilégiés. Si l’on aime à ce point l’Antarctique et la faune qu’elle abrite, on peut à mon sens comprendre que moins on l’approche, et mieux elle se porte ! Qu’adviendra-t-il du tourisme en Antarctique ? L’avenir nous le dira, mais les billets pour la croisière de l’année prochaine sont déjà disponible … J’espère que nous saurons être raisonnables et conscient.e.s de l’impact de nos choix !
* Jana Regel, Effect of human disturbance on body temperature and energy expenditure in penguins, Polar Biol, 1997, 18: p246-253
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2 réflexions sur “La visite du Commandant Charcot”
Merci Valentin pour votre partage et ces réflexions!
Vaste et périlleux débat… car si effectivement le tourisme en antarctique est à mon sens décrié et criticable assez aisément par tous, il n’est pas moins intéressant de s’interroger plus globablement sur la légitimité de la présence humaine et de son impact qui ne cesse de se développer sur ce continent blanc… En quoi des touristes amoureux de la nature (qui ne s’arrêtent apparemment pas sur le continent) sont moins légitimes que l’explorateur des temps moderne qui vient rejoindre le pôle en ski pour y décrouvrir des capacisté humaines ou un institut qui, au nom de la science (et de la politique), vient installer une nouvelle antenne pour améliorer le débit internet et installer un jour de nouveaux bâtiments. Je postule que tous respectent la règlementation. Je ne juge aucun… je m’émerveille de chacun et prends souvent le temps d’essayer de comprendre et de suivre les différentes démarches. Mais je suis convaincue que l’ensemble de ces protagonistes sont très très certains de leur légitimité… que je ne peux m’empêcher de questionner tout de même! En tout cas bravo à vous d’avoir partager ces réflexions et merci pour votre blog!
Bonjour Valentin et bravo pour ce site internet. Merci pour le partage et notamment ce dernier article qui soulève bien des questions en effet dont : l’impact de la présence des scientifiques en Antarctique a-t-il lui été calculé depuis 1950 ? Quid des trajet en avions, hélicoptères, navires polaires, brises glaces, cargos, pétroliers (pour les USA entre autre) et autres ? Quid des dynamitages de sites, de travaux au bulldozers (comme les italiens récemment dans une zone pourtant classée ASPA) ? Quid de tous les déchets jetés à la mer avant le Protocole de Madrid (y compris à DDU) ? L’Antarctique est-il réservé au seul privilège des scientifiques comme leur jardin secret dont bien des projets sont pourtant financés par des fonds publiques ?
Les règles appliquées aux touristes me semblent en réalité bien plus strictes que celles appliquées à la science à en croire les travaux de l’IAATO qui impose une distance de 5m minimum à terre avec les animaux. On pourrait parler également des séances de biosécurité en amont de l’arrivée en Antarctique et entre chaque débarquement, qu’à ma connaissance aucun pays n’applique à ses scientifiques à part l’Australie et la NZ… Je finirai par partager le fait que quelques (rares) compagnies soutiennent des programmes de recherche, proposant des places à bord à des scientifiques afin qu’ils/elles réalisent leurs travaux n’ayant pas les ressources de le faire autrement (et c’est bien malheureux). Pour connaître certains de ces scientifiques, je sais que le tour operator leur offre cette possibilité par vraie envie et non pour redorer son image (les créateurs de l’agence de voyage étant eux-mêmes d’anciens scientifiques).
Bref un sujet bien vaste et pas évident, un « monde » qui effraie souvent il est vrai et je comprends tout à fait votre sentiment de voir ce genre de tourisme de luxe accéder à un continent ô combien magique et (quasi) préservé.
De mon coté je pense que science et tourisme peuvent/doivent travailler ensemble, mais de façon bien cadrée il est clair !
A suivre…
Au plaisir en tout cas.
Bien à toi !
Thierry
Ressources :
– Subantarctic hitchhikers: expeditioners as vectors for the introduction of alien organisms, 2005
– Assessing site‐use and sources of disturbance at walrus haul‐outs using monitoring cameras, 2018
– Tourism on ice: environmental impact assessment of Antarctic tourism, 2000
– iaato.org
– et autres…
Exemples de programmes de science participative récoltant bien des données et étant des supports conséquents pour les scientifiques :
– happywhale.com
– penguiwatch.org
– polartag.org