Manip empereurs

Manip empereurs

La station Dumont d’Urville est idéalement située pour ce qui est du suivi des oiseaux marins. En effet, nous vivons au cœur des colonies de manchots Adélie, ainsi que parmi les skuas, les pétrels des neiges, et quelques autres. De plus, la manchotière où vivent et se reproduisent les manchots empereurs au cours de l’hiver s’établit à deux pas de la station, ce qui en fait un lieu privilégié pour l’étude et le suivi de ces espèces. Ainsi, depuis près de 70 ans, un suivi régulier des manchots empereurs permet de comprendre leur cycle de reproduction, leur dynamique de population, et l’impact potentiel des pollutions. C’est dans ce cadre que j’ai été amené à participer, deux semaines après mon arrivée, à une vaste opération visant à étudier un échantillon représentatif des poussins de manchots empereurs, avant leur départ pour l’océan austral.

Avant de vous raconter comment j’ai vécu cet instant, il me semble essentiel de vous expliquer l’intérêt de ces études, et le cadre précis dans lequel elles s’opèrent. Au delà de l’accroissement des connaissances sur le vivant, le suivi des manchots empereurs permet de mieux connaître leur fonctionnement et leur adaptation face à l’évolution des conditions de vie induite notamment par les activités humaines, tel que le dérèglement climatique ou encore la pêche. En connaissant davantage l’espèce, il est alors possible de définir des zones protégées. Ces études nous renseignent aussi sur les dynamiques de population et les causes de ces évolutions, et permet de savoir si un déclin du nombre d’individus est en cours dans notre colonie, ou s’il est à envisager. Il est alors possible, avec beaucoup de précautions et en croisant les études sur d’autres colonies, d’extrapoler à l’espèce dans sa globalité.

Néanmoins, il ne faudrait pas que ces études aient un impact significatif sur l’espèce. Autrement dit, la question qu’on est en droit de se poser : est-ce qu’en essayant de les protéger, le fait de les étudier ne ferait-il pas plus de mal que de bien ? Il est clair que le fait d’approcher et de manipuler des individus a un impact non nul. Cependant, ces études sont menées dans un cadre bien précis, et chaque projet doit être validé par un comité éthique, qui impose un certain nombre de règles, et s’assure du bon déroulé des opérations. Il reste donc à maximiser l’intérêt scientifique tout en minimisant l’impact sur les individus. Pour limiter le nombre de manipulations, les différents projets travaillent de concert, et échangent les données. J’ajouterai que les personnels spécialisés qui dirigent ces opérations sont très sensibles à l’impact de leur travail,  et veillent à tout instant à optimiser les opérations, sensibiliser les nouveaux.elles. arrivant.e.s, et réduire au minimum le stress des oiseaux et la durée de la capture.

Après ces petites clarifications, rentrons dans le vif du sujet : en quoi consiste la manip ? Sur 200 poussins empereurs, il nous faut mesurer le bec ainsi que les ailerons, peser les individus, leur prélever quelques millilitres de sang, éventuellement quelques plumes, leur insérer un PITtag sous la peau, et observer le stade de mue des poussins et la réplétion de leur estomac. Les données morphologiques (poids, taille du bec et des ailerons, stade de mue) sont un traceur de la croissance des individus, et un proxy de la qualité de la nutrition pour l’année en cours, comparativement aux années précédentes. Le sang permet de sexer les individus et de réaliser du suivi génétique, permettant d’identifier des mélanges entre les différentes colonies antarctiques. Les plumes servent quant à elles à étudier les polluants. Les PITtags (Passive Integrated Transponder) sont de petites puces électroniques passives, qui sont activées à l’aide d’antennes, et permettent d’identifier les individus années après années plutôt que d’avoir uniquement accès à la population au global. En identifiant des individus, on peut suivre plus finement une population et mieux identifier les causes potentielles de décès, et la différenciation entre individus. Ces tags sont l’équivalent des bagues qui sont mises sur d’autres oiseaux avec un numéro unique, mais on ne bague plus les empereurs, car cela nuit à l’espèce ; depuis 2009, ils ont le droit à des tags à la place.

En pratique, une vingtaines de poussins sont placés dans un enclos mobile. Ils font une vingtaine de kilogrammes, soit autour de la moitié de leurs parents. Pour minimiser le temps de capture, deux voies de mesures en parallèles sont établies, et l’ensemble du personnel qualifié (vétérinaires, ornithologues) participe à la manip, en plus des manipulateurs volontaires. Un poussin est attrapé dans l’enclos et, après qu’on lui a masqué les yeux avec une chaussette pour le calmer, il est donné à un manipeur (moi par exemple) direction la ligne de mesure, quelques mètres plus loin. Après quelques baffes reçues, je le pose sur le ventre et lui lève légèrement les pattes pour qu’il cesse au maximum de se débattre. Un.e ornithologue le maintient entre ses jambes et lui insère un tag après avoir enlevé un peu de duvet et désinfecté la zone, pendant qu’un.e vétérinaire lui mesure le bec. Ensuite, le poussin est basculé et assis sur l’opérateur, les pattes toujours dans le vide. les ailerons gauche et droit sont alors mesurées, puis une prise de sang est effectuée sur l’un des ailerons. On met alors le poussin dans un sac pour le peser sur un trépied. Il est alors relâché, après avoir observé sa mue et l’état de son estomac, et pris soin d’identifier qu’il a déjà été capturé, avec une bombe de peinture spécifique, qui disparaît au bout de quelques jours. Les valeurs mesurées sont dites à l’oral par les deux lignes de mesure, et un scribe note les valeurs, après les avoir redites pour s’assurer d’avoir bien compris. La phase de contention dure à peine 5 minutes, et déjà, l’oiseau est relâché et retrouve vite ses congénères. Nous enchaînons alors sur un autre individu, avec quelques ecchymoses en plus, et le plaisir de vivre ce moment fort de l’année.

Pour vous partager mon ressenti sur cette opération qui a duré un peu plus d’une semaine et mobilisé pas mal de personnel, je vous dirais que je suis impressionné par le professionnalisme et le calme des ornithologues et vétérinaires, qui font vraiment en sorte que tout se passe bien, à la fois pour l’animal et pour nous, opérateur.rices non qualifiés. Ils veillent également à nous expliquer ce qu’ils font, et à nous rassurer, pour transmettre le moins de stress possible à l’animal. Je souhaite vraiment les remercier pour cette opportunité incroyable, car il s’agit de la seule manip de l’année effectuée sur cette espèce, et je suis très reconnaissant d’avoir pu y participer, d’avoir pu sentir la douceur et la chaleur de leur duvet sur ma joue, leur petit chant au creux de mon oreille, et la force de leur respiration. J’en ressors époustouflé par la force, le courage et la robustesse de cette espèce, touché par leur beauté, et convaincu de l’importance de les protéger. Cet hiver, je les observerai de loin avec d’autant plus d’admiration, d’enthousiasme, et de reconnaissance d’avoir cette fenêtre ouverte sur un cycle complet de reproduction dans des conditions dantesques au point de décourager toutes les autres espèces.

Merci à l’équipe de BioMar (le laboratoire de biologie marine de la station) pour l’expérience inoubliable, la relecture de cet article, les apports de connaissances, et les photos ! Merci de partager votre passion avec enthousiasme et bienveillance !

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